À première vue, La Montagne de Valfret ressemble à un livre de peintures. Une succession de pages grand format de paysages de montagnes, de campagnes, de ciels et d’horizons. Mais les textes qui accompagnent, qui se fondent comme des éléments à part entière dans ces images peintes ou coloriées, racontent les pensées et la vie d’un narrateur qui a grandi ici, qui habite ces paysages dont les aspérités se précisent au fil du récit.
Une adolescence livrée à elle-même, avec comme décor des terrains vagues, des tags délavés sur des hangars et des granges abandonnées, des générations de déchets empilées dans les talus des bords de route et une nature tantôt grandiose, tantôt domestiquée à l’extrême.
Valfret, accompagné de Comme le vent, nous racontent ce qu'il se passe en périphérie des villes, sur les parkings des zones commerciales, aux abords des champs et sur les terrains en friche. Iels nous parlent du temps qui s'étire sans qu'on ait l'impression d'avoir de prise dessus. Tuer les heures avec des bières tièdes, du sexe et des joins qu'on se passe de main en main entre compagnons d'ennui. Regarder le même paysage si longtemps qu'il fini par devenir abstrait. S'y noyer sans fin.
La temporalité du livre est d’ailleurs floue. Les saisons se superposent entre rumeurs sans âge des patelins quelconques, souvenirs d’enfance, histoire d’amour totale, drames quotidiens, perspectives d’avenir imprécises et recherche d’infini.
La météo régit les jours entre brumes glaciales, crues torrentielles et canicules cuisantes. On attend l’orage. Celui des remous d’une adolescence sur le fil, celui des désirs insurrectionnels et des fantasmes romantiques.
C’est dans cette avant-tempête que le narrateur évolue, celle d’une société écocidaire et de ses discours autoritaires et identitaires qui montent.
« Une région comme ça, soit on y fout le feu, soit on la quitte dans un virage en épingle ».
On entend les échos de la ville, de ce qui se passe derrière les collines, ce qui s’y décide, loin d’ici et des réalités de La Montagne. Qui sommes nous lorsque l'on grandit en marge des récits dominants ? Quelles perspectives se dessinent dans les campagnes en déclin pour celleux qui n’ont pas d’autre choix que d’y rester ?
Ces violences sourdes, sociales, elles se matérialisent dans les couleurs de La Montagne, dans le traitement des images, tantôt délavées, tantôt descriptives et parfois prêtes à exploser. Dans ces peintures bruyantes, on entend le vent qui siffle, un tracteur au loin, le pot d’échappement d’un scooter débridé et le son épais du silence qui englobe tout.
Depuis quelques années, les voix de la ruralité commencent à prendre leur juste place dans la littérature de Nicolas Mathieu ou Marie-Hélène Lafon, dans les essais du sociologue Benoît Coquard (Ceux qui restent) ou de l’autrice Rose Lamy (Ascendant beauf).
La Montagne s'ancre dans un corpus de récits qui visent à rendre visibles et regarder en face ces réalités rurales méconnues en dehors de celleux qui les vivent. C’est une tentative d'explication graphique, de dialogue entre des mondes qui parfois cohabitent mais souvent ne se croisent pas. La couverture cartonnée rigide et le grand format de ce roman graphique nous imposent de tenir l’ouvrage à deux mains, de nous y cramponner et de plonger pleinement dans le récit.
Pauline Rivière